Le royaume de Monsieur.

 

À une époque si lointaine que les historiens ne parviennent pas encore à la situer, le royaume de Monsieur atteignit le point culminant de l’idiotie humaine.

Monsieur, alors qu’il n’était encore que prince, avait appris de son père, non comment diriger un royaume et veiller à la sûreté et la stabilité sociale du peuple, mais comment s’accrocher au trône, parce que et tout simplement c’était le sien, son royaume, sa propriété ou d’une autre manière sa maison. Le royaume serait à lui par héritage.

Après son accession au trône, le royaume devint sien. Il en ferait ce qu’il voudrait, personne ne l’en empêcherait, parce qu’il était chez lui -du moins telle était sa conviction-. Et pour garder sa propriété, assurer sa propre sécurité, conserver ses fesses bien collées sur le siège royal et la couronne bien vissée sur sa tête, il sélectionna une poignée de gens, les posta aux points sensibles du royaume et leur accorda des faveurs. Il faisait celui qui n’avait rien vu quand il s’apercevait qu’ils avaient pioché dans la trésorerie, faisait la sourde oreille quand certains répandaient d’odieuses rumeurs sur lui, mais guillotinait sans pitié ceux qu’il soupçonnait conspirer pour renverser le régime ou le destituer de son somptueux siège auquel nul ne pourrait avoir accès. Enfin, ses employés qui assuraient sa sécurité et l’adhérence de ses fesses sur le trône avaient le ventre plein à exploser, pourquoi se rebelleraient-ils ? C’était rare qu’il punisse ou décapite ces hauts gradés.

Il s’appropriait les terres fertiles, exploitait les forêts, envoyait en pleine mer de monstrueux bateaux de pêche qui aspiraient tout le poisson et ne laissaient presque rien aux pauvres pêcheurs qui, eux, pêchaient dans leurs barques délabrées. Dès qu’on découvrit un minéral précieux, il s’en rendit acquéreur et revendiqua le droit de découvreur. Puis Monsieur construisit des mines, y employa un bon nombre de sujets contre une bouchée de pain. Enfin, il se disposa à prospecter et exploiter toutes les ressources naturelles du royaume sans aucune base de principe de répartition juste et équitable. C’était son royaume ! Les mineurs étaient très contents : il était très gentil, Monsieur, il était leur sauveur, celui qui résolvait tous leurs problèmes ; il leur créait de l’emploi, une stabilisation sociale.

Tout ce qui était dans son royaume était à lui -du moins telle était sa conviction-. Et quand on dit « royaume », on sous-entend « peuple », et puisque c’était son royaume, tout ce qui était dessous ou dessus était à lui, y compris les habitants. Et il le montrait bien dans tous ses discours, en disant « Mes sujets à moi ! »  « Les miens ! », et non pas «Mes concitoyens ! » ou « Chers compatriotes !  ».

Soucieux de la continuité de sa gouvernance et craignant de mauvaises surprises ou une révolte, Monsieur voulait un peuple plus docile, plus obéissant, dévoué et fidèle ; mais comment produire de tels sujets, reconnaissants ou croyant aveuglément à sa philanthropie et son mécénat ? Après une longue réflexion, il lança un appel aux bénévoles pour construire des écoles. Chaque personne participa comme elle le pouvait : matériaux, savoir-faire et main-d’œuvre. Les écoles furent construites. Il désigna de fidèles sujets pour y enseigner des leçons qui consistaient à robotiser les disciples, les programmer afin qu’ils ne réagissent plus qu’à une seule formule « Le roi est notre père, sans lui nous n’aurons plus de terre. Nous lui sommes redevables et tous nos actes sont volontaires ». Le slogan s’apprenait dès que les petiots commençaient à baragouiner leurs premiers mots. Mais comment étaient rémunérés ces instructeurs ? Tout simplement en faisant payer aux parents la scolarisation de leurs enfants ! Les sujets avaient construit les écoles gratuitement et, en plus, payaient pour qu’on idiotifie leur progéniture. Un futur peuple de forts biceps mais dont la capacité de raisonnement serait assez étroite.

Après avoir exploité l’enseignement, l’agriculture et les richesses que renfermait le royaume sous forme de minéraux précieux, Monsieur fut atteint de la maladie Psyvoitise, une pathologie sociale qui s’empare des gens extrêmement ambitieux. Ces patients-là n’ont plus de limites, ils veulent TOUT ! Il fit alors bâtir dans tout le royaume, qu’il prenait pour sa propriété ou sa maison, car dans « sa maison » on fait ce qu’on veut, des marchés, où il employa ses sujets, qui devinrent ses sujets et ses employés en même temps. Vous suivez ? D’accord. Monsieur était un excellent homme d’affaires, et qui dit un bon homme d’affaires dit de très bonnes recettes avec de moindres dépenses. Le peuple, ses sujets ou ses employés étaient satisfaits et reconnaissants. Après tout, Monsieur leur créait de l’emploi, produisait abondamment tout ce dont ils avaient besoin et, en plus, avait pensé à l’instruction de leurs petiots en ouvrant des écoles à un prix dont ils pouvaient s’acquitter. Mais ce qu’ignoraient les gens du peuple, c’est que leurs entrées d’argent et le relevé de leurs dépenses arrivaient chaque soir sur son bureau. Il épiait chaque geste de ses sujets et contrôlait indirectement leur budget, plutôt l’argent qu’il leur donnait. Il leur donnait d’une main et leur soutirait ce qu’il venait de leur donner de l’autre. Le peuple était comme un âne tournant autour de la meule.

Les soins de santé étaient insuffisants, une autre aubaine pour Monsieur. Il fit bâtir des hôpitaux et, une nouvelle fois, embaucha du médecin au technicien de propreté, et de l’emploi se créa. « Vive Monsieur » ! Et Monsieur, de son côté, criait intérieurement : « Vive des sujets comme ça ! ». Mais avec la maladie, il fallait des médicaments. Le Monsieur, généreux, responsable et soucieux de la santé de ses sujets et employés qui vivaient dans son royaume, fit construire des pharmacies, des laboratoires, et leur fournit de quoi les tenir debout pour produire.

La Psyvoitise, cette incurable maladie, le poussa bien loin. Il passa aisément à l’immobilier, construisit des résidences, des immeubles, et loua les appartements à ses sujets. Même ceux qui avaient pu passer par les mailles du filet et s’étaient constitué un petit capital ne pouvaient rivaliser avec lui, tellement il avait placé la barre haute. Monsieur rémunérait ses employés ou ses sujets, et il leur reprenait cet argent en leur faisant payer l’école, le médecin, les médicaments, le loyer… Il ne perdait RIEN !

Un beau jour, Monsieur partit en voyage vers un autre pays. Il fut séduit par le climat et décida de s’y installer ; mais il garda un œil bien ouvert sur ses affaires. Commandant à distance, il recruta d’autres fidèles pour épier les fidèles qui épiaient à leur tour les hauts fidèles, et l’emploi prospéra. Tout le monde était satisfait et consentant.

Le royaume devint une deuxième résidence de Monsieur ; il y venait pour passer quelques jours ou quelques semaines, et le peuple, ces gens nés sur cette terre depuis des siècles, devinrent alors ses sujets, ses clients, ses patients, ses divertissants, ses employés, ses locataires, et ils étaient comblés, assouvis et consciencieux envers le propriétaire ou Monsieur.

 

  • Autrice : Rmili Fatiha
  • Date de parution : 05/06/2018
  • Thème : L’abus du pouvoir

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